Issu d’un concept venant d’Alsace où se retrouvent à la même table universitaires et représentants d’entreprises, le premier DigitalStam s’est déroulé mercredi 30 mars dans un lieu hors du commun : l’espace de co-working Nextdoor, à Issy-les-Moulineaux. Co-organisé par le cabinet VOIRIN consultants, LookSharp et Nextdoor, le sujet de cette édition portait sur l’ubérisation et sur son impact notamment dans le domaine du droit du travail. Le Lab des Usages vous propose un retour sur cet évènement riche en réflexions et en échanges.
Quels étaient les intervenants ?
–Patrick Llerena, Professeur d’Economie et de Gestion à l’Université de Strasbourg, Chercheur au Beta. @UMR7522
–Thomas Pasquier, Maitre de conférences à l’Université de Franche-Comté, spécialiste du Droit du travail. @ThomasPASQUIER1
–Keyvan Nilforoushan, Vice-président Europe de Onefinestay, acteur majeur de la location d’appartement de standing en Europe et aux Etats-Unis. @knilfo
–Antoine Piombino, Co-fondateur et CEO d’Autovisual, moteur de recherche intelligent de véhicules d’occasion. @auto_visual
–Pierre-Jean Benghozi, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’École polytechnique. Travail au sein de l’Arcep sur le Très Haut Débit Fixe, les relations avec les collectivités territoriales, le Marché » Entreprise » et les usages publics du numérique. @pjbenghozi
–Philippe Morel, Président de Nextdoor. @MorelPml
Qu’est-ce que l’ubérisation pour un économiste ?
Pour Patrick lelerena, il y a actuellement une confusion des mots et des concepts. On parle beaucoup de révolution. Or, parmi les outils des économistes pour donner des éléments de nouveautés d’une révolution, on retrouve :
-l’organisation des échanges, si possibles marchands. Dans le cas de la numérisation, on augmente la capacité à chercher (et trouver) des offres et des demandes? Il s’agit alors d’un système plus efficace;
-la production : de services ou de biens. Il y a un processus de production mis en place par les industries. La vraie révolution se situe dans les modes de production plutôt que dans les modes d’échanges. Et dans ce cas, les ressources conduisent à l’élaboration de biens/services. Il y a donc les flux sur les ressources mais aussi les actifs (les immobilisations), et les actifs immatériels (comme les compétences, etc…) dont l’usage est sporadique. On peut alors donner une définition de l’ubérisation : il s’agit de la manière dont on exploite les acquis qui sont par ailleurs oisifs (viabilisation, exploitation d’actifs qui sont parfois non utilisés). Il faut donc faut trouver un actif qui à un moment donné est oisif, et le faire passer en actif. C’est dans ce cadre-là que l’on voit apparaitre toutes les plateformes.
Quel est l’apport de la numérisation et du digital dans ce contexte ?
Le principe d’une vieille révolution industrielle est de mettre une machine unique en ligne pour que l’oisiveté de celles-ci soit la plus courte possible. En d’autres termes, il s’agit d’un processus de production organisé pour qu’aucune machine de soit à l’arrêt. Le numérique ouvre une nouvelle poche de l’exploitation des actifs. En effet, grâce au numérique, on acquiert la capacité de mettre ensemble un oisif en actif. Il devient alors possible utiliser des actifs qui ne sont pas d’habitude dans les processus de production. Il s’agit de l’exploitation de toute une série d’investissements qui étaient avant oisifs. L’usine est réinventée, ce n’est plus une organisation particulière appelée entreprise mais elle est partout.
Une conséquence majeure est le bouleversement du business model car il n’y a plus correspondance entre propriété de l’actif et son utilisation.
D’autre part, Antoine Piombino met l’accent sur le rapport avec l’instantanéité, la vitesse. Dans la société actuelle, on en veut plus attendre. Et le numérique permet cette vitesse. Il cite notamment l’exemple du site internet « De particulier à particulier » : il s’agissait d’émettre des annonces de manière mensuelle ou bimensuelle. L’arrivée du site « Leboncoin » avec son flux d’annonces en continu a bouleversé ce modèle.
Enfin, Pierre-Jean Benghozi ajoute que l’économie collaborative est une économie de service, mais cela est vrai uniquement si cela reste marginal.
En prenant l’exemple d’Uber, il explique que ce sont les couts qui sont externalisés, avec des acteurs qui ne coopèrent pas seulement mais vont assumer des couts qui étaient autrefois pris en charge par des entreprises. La nouveauté dans l’économie numérique est qu’il n’y a pas uniquement un modèle qui s’impose à tous, mais une concurrence y compris sur les modèles d’affaire. Il donne également l’exemple des plateformes de musique : il y en a 500 en France, et elles se différencient uniquement par les services).
Cette capacité de recomposer en permanence les offres de service permet de traiter les usages. Et la grande force qui les différencie n’est pas l’idée de l’échange mais les algorithmes qui se cachent derrière, l’ergonomie et la capacité de réintégrer les compétences techniques.
Ubérisation et droit du travail : où en est-on exactement ?
Selon Thomas Pasquier, nous sommes face à une logorrhée du changement. Le droit du travail n’est pas adapté : il peut y avoir de la concurrence déloyale, car cela a un coût de suivre les règles.
Pour lui, le droit du travail n’est pas un frein, c’est une ressource : il n’est pas seulement protecteur du salarié, il a une notion concurrentielle, il permet les coordinations. Dans ce contexte de création de travail-marchandise : nous sommes à la marge d’une entreprise. Il y a également de nouveaux codes de coordination : un contrôle, une manière de déployer l’activité.
Si l’on pose comme hypothèse que le droit du travail peut répondre à la problématique, il le fera selon deux dimensions :
-la domestication (mais il s’agit là d’un discours négatif dont la réaction se fait en 3 temps : légalité (on y est actuellement), le temps de la protection des marchés et la qualification des contrats (ces gens ont-ils un contrat de travail ?) ;
-la responsabilité.
D’après Thomas Pasquier, on peut émettre trois hypothèses :
-Il faudrait étendre les frontières de la subordination, en transformant le critère du contrat de travail (en d’autres termes, étendre le contrat de travail).
-Permettre la création d’une tierce catégorie. En effet, l’économie collaborative se situe entre marché et indépendance. Il faudrait inventer une troisième catégorie : celle de la parasubordination, avec certains droits comme la possibilité de contester un contrat de travail, etc…
-Créer un statut d’actif : créer un compte de nos droits sociaux, un statut indépendant de nos qualités. C’est selon lui la voie la plus intéressante. Mais si l’on protège tout le monde, est ce qu’on protège vraiment ceux qui en ont vraiment besoin ?
Enfin, il met en garde : il faut s’interroger sur ce que l’on veut faire. Avec l’ubérisation, on ne crée pas de l’emploi mais de l’activité.
Quelles sont les frictions que l’on peut rencontrer dans ce type de modèle économique ?
Keyvan Nilforoushan nous donne sa vision des problématiques rencontrées dans ce type de modèle économique. Pour lui, il y a tout d’abord le fait que la transaction soit une négociation en ligne. Une relation de confiance doit alors s’établir. Ensuite, il faut bien réfléchir à ce que la valeur du bien soit supérieure aux frais de déplacements pour le client, sinon cela n’a aucun intérêt. Enfin, il nous fait part d’une réflexion d’éducation : il y a toujours le risque que l’appartement n’existe pas. Pour remédier à ce point de tension possible, le système d’e-réputation s’est développé.
Par Patricia Bonin.
Pour en savoir plus : https://www.voirin-consultants.com/digitalstam-bibliographie/
Les Stammtisch : https://www.voirin-consultants.com/stammtisch-4-0-retour-evenement-dexception/